vendredi 13 avril 2018

6 - Fatale aube en Egypte


  6 février. La chasse aux anagrammes parmi les fichiers de naturalisation avait porté ses fruits, et nous avions maintenant quatre nouveaux candidats à l'héritage Monlorné, tous résidant à Paris. J'avais inscrit leurs noms au tableau dans le bureau de HV:
VONA MORNEL, une danseuse cambodgienne au nom original imprononçable, naturalisée depuis 1900. Elle se produisait au Max, un cabaret de Pigalle;
ELMO ORVANN, un mage originaire de Livonie, une contrée indécise disputée entre l'Allemagne et la Russie, naturalisé depuis 1889;
LOR MENAVON, un égyptologue anglais, naturalisé depuis 1901;
NEMO VORLAN, un dramaturge d'origine italienne, né Remo Vorlani, naturalisé depuis 1876.

  A la gauche du tableau, j'avais complété la liste des victimes en inscrivant O MALVERNON mort le 30 janvier; en-dessous trois points d'interrogation suivis de la date du prochain meurtre, le 7 février, demain donc, selon le schéma établi par HV.
  Ce 6 février il y avait eu du nouveau. Les agents de la Sûreté avaient contacté discrètement les quatre nouveaux candidats, sans leur révéler bien sûr leurs droits à l'héritage, et ceci avait permis de savoir que Lor Ménavon avait reçu deux jours plus tôt la fameuse lettre, celle qui semblait annoncer la mort imminente du destinataire. Nous avions toutes les raisons de penser que trois des sept victimes jusqu'ici avaient reçu de telles lettres, sans que nous ayons pu les voir, mais voici que celle adressée à Lor Ménavon avait été conservée, et Seurcé nous l'apportait en cet instant.

  C'était un rectangle de bristol sur lequel étaient tracées assez maladroitement des lettres rouges, en lesquelles on pouvait effectivement lire AMOR, comme l'avaient signalé Omar el Vonn et indirectement O Malvernon, mais il y avait cette étrange graphie à l'intérieur du O.
  L'enveloppe de la lettre, portant un cachet du 3 février de la Poste du Louvre, ne semblait pas pouvoir apporter d'informations intéressantes. L'adresse y était soigneusement calligraphiée, en capitales:
LOR MENAVON
9, RUE CLAUZEL
IXE ARRNT
E.V.
- Clauzel, encore un général de Napoléon, comme le baron d'Hautois... Quant à cet O bizarre, on pourrait penser à un petit N à l'intérieur du O, mais c'est aussi très proche de la lettre grecque Théta, dont la graphie ressemble à une petite H à l'intérieur d'un O, comme dans buthos, l'abîme.
  HV daigna inscrire lui-même ce mot au tableau.
- Mais ensuite, AMThR, ça ne veut rien dire à ma connaissance, à moins que la lettre ne fasse double emploi, et suggère précisément A MORT, et le message est bien une annonce de mort...
  Il médita quelques instants, puis reprit:
- Lor Ménavon! C'est à faire hurler Sigê elle-même! A-t-on une idée de ce qui peut justifier un nom aussi bizarre?
- Justement, dit Seurcé. Il paraît que c'est une longue histoire. Ce Ménavon souffre d'une grave maladie nerveuse, et il n'a d'ailleurs pas vu cette lettre, qui aurait pu l'inquiéter inutilement. Il reste cloîtré chez lui et ne voit personne, hormis les deux frères hospitaliers qui s'occupent en permanence de lui, frère Laurent et frère Ernault. Ils peuvent recevoir quelqu'un en fin d'après-midi, si cela vous dit.
- Mais pourquoi pas? Alban et moi irons volontiers, n'est-ce pas, Alban?

  Il ne m'était guère loisible de refuser, et nous nous mîmes en route peu après quatre heures. La rue Clauzel était encore proche, juste un peu plus loin que la rue d'Aumale où nous avions en vain tenté de prévenir le maître chanteur du danger qui le menaçait.
  Il y avait une poissonnerie au 9 rue Clauzel. Ménavon habitait au premier, sur la cour. HV frappa doucement, comme il le lui avait été recommandé. Un moine en robe de bure vint ouvrir, il chuchota:
- Je suis Laurent. Je suppose que vous êtes ce fameux enquêteur privé. Allons à La bibliothèque où nous pourrons parler tranquillement.
  Nous nous installâmes donc confortablement. HV nous présenta, puis commença:
- Nous aimerions bien savoir comment votre protégé a pu accéder à cette bizarre identité.
- Je vais vous l'expliquer, mais votre patience va peut-être être mise à l'épreuve, car c'est un peu long.
" Il est né John Menavon il y a quelque quarante-huit ans. Son père, sir Humbert Menavon, est un représentant élu à la plus haute chambre britannique, et John lui-même a connu une certaine notoriété en tant qu'archéologue. Il a arpenté en tous sens la Vallée Royale, en Haute-Egypte, où il a fait une fameuse trouvaille, un tombeau inviolé, le pharaon Hermonphis, sa momie parfaitement conservée, le trésor royal intact...
"  Après cela, il est revenu en Angleterre, où il a reçu tous les honneurs imaginables, et où il est tombé amoureux. La jeune Lorna, qui n'avait pas encore atteint son vingtième printemps, était une magnifique créature, une longue chevelure rousse, un visage parfait, une peau laiteuse, comme cette jeune femme que les peintres préraphaélites ont souvent représentée."
- Liza Siddal, je crois, interrompit HV.
- C'est cela. John et Lorna se sont mariés, et ils sont partis pour leur voyage nuptial à Louxor, où John avait tous ses amis, auxquels il souhaitait la présenter.
"  Il fallait aussi en passer par les personnalités locales, et le couple fut invité à souper par le plus haut fonctionnaire en poste à Louxor, le gouverneur Moustafa Nahik Pacha."
- Chéri je t'aime, chéri je t'adore..., chantonna bizarrement HV.
- Oh, ce Nahik Pacha n'était pas si aimable, comme vous allez le voir.
"  Lui et John avaient une passion commune, le jeu. Après le repas, l'Egyptien proposa une petite partie, offre que l'Anglais ne pouvait refuser. Ils passèrent à la salle à jouer, alors que Lorna restait à converser avec les autres convives.
"  Le jeu consistait en trois petits cubes, avec leurs faces présentant jusqu'à six points..."
- Des dés, quoi, fit HV.
- C'est cela. Au commencement, John gagna facilement plusieurs parties. Moustafa proposa que les enjeux fussent plus élevés, pour que la partie fût plus attrayante. John accepta, et peu à peu l'Egyptien prit l'avantage. Après quelques hauts et quelques bas, John s'aperçut tout à coup que tout l'argent qu'il avait sur lui était parti. Il se proposa à signer quelques traites, confiant que la chance allait à nouveau lui sourire.
"  Nahik Pacha accepta, la partie continua avec un acharnement accru, mais la chance semblait avoir choisi son camp, et John, hébété après maints revers, réalisa que toute sa fortune, et plus encore, était partie en fumée. Il ne pouvait en rester là, il lui fallait en récupérer au moins une partie, alors il supplia l'Egyptien. Voyait-il quelque enjeu acceptable pour poursuivre la partie?
"  Moustafa réfléchit, puis lança, en français, car une longue présence française avait imposé cette langue à tous les fonctionnaires: Mon cher John, je ne veux pas vous laisser en si fâcheuse posture, aussi voici ce que je vous propose. Vous avez une femme ravissante, alors je vous joue une nuit avec elle contre tout ce que vous avez misé ce soir.
"  John se rebella, mais le gouverneur maintint son exigence, et la nuit en question serait cette nuit même.
"  Bref, John accepta, pensant qu'il était impossible que le sort fût à nouveau contre lui, et bien sûr l'Egyptien gagna, et réclama aussitôt son lot, la pure Lorna...
"  Je vous laisse à penser comment John annonça la chose à sa femme, comment il avait pu livrer son corps, à peine éveillé à l'amour, à ce poussah vulgaire et puant. Il fallut en plus suggérer que, si Nahik Pacha était pleinement satisfait, on retournerait au statu quo pro ante, John récupèrerait tous ses avoirs...
"  Lorna le toisa, l'oeil glacial, sans un mot, et suivit l'Egyptien vers ses appartements. Celui-ci avait fait venir une calèche pour ramener John à l'hôtel, et lui avait promis que sa femme repartirait vers lui le matin suivant.
"  Mais ceci n'arriva pas. L'Egyptien repu s'étant assoupi, Lorna en profita pour enfiler ses vêtements et s'enfuir, peu avant l'aube. Personne ne l'avait informée qu'il ne fallait pas sortir à cette heure, car c'est celle où chasse le cobra au cou noir, une abominable bestiole qui crache son venin mortel jusqu'à trois mètres, en visant les yeux.
"  Ainsi elle rencontra un cobra, et sa mort fut probablement atroce, aveuglée par le venin, les poumons bloqués par sa lente action... On retrouva son corps au matin, le visage noir, crispé en un horrible rictus.
"  John hurla et sanglota, se jugeant le seul coupable, songeant à mettre fin à ses jours, mais le pire était encore à venir. Une bonne âme crut le réconforter en lui apprenant que le sort n'y était pour rien. L'Egyptien utilisait un jeu pipé, il fallait juste équilibrer son lancer pour obtenir presque à coup sûr un quatre, un cinq, ou un six, soit un avantage incommensurable par rapport à un joueur ne pouvant compter que sur la chance.
"  Sa raison ne résista pas à cette révélation. Il fut renvoyé en Angleterre en pleine confusion, ses nerfs le lâchant à tout moment. Après quelques mois sans progrès notable, son père l'envoya à Paris, à la Salpêtrière, où le professeur Charcot avait initié une approche novatrice sur ces troubles, et où ses élèves continuent à soigner les personnes à la raison fragile, souvent avec succès. Son état resta un temps similaire, jusqu'à ce qu'un apprenti psychiâtre suisse, alors en stage à la Salpêtrière, un certain Charles Juin, je crois, fit une observation importante. Les crises les plus aiguës survenaient lorsque était prononcé alentour un mot contenant la quatrième lettre, selon l'alphabet européen, ou même lorsque John avait en sa présence un objet évoquant aussitôt cette lettre, laquelle, je vous le rappelle, a pour homonyme le petit cube ayant provoqué sa phobie.
"  Ce Juin proposa alors une thérapie expérimentale, un environnement où toute réminiscence fâcheuse serait évitée, ce qui fut en premier lieu tenté à la Salpêtrière, avec une nette amélioration aussitôt perceptible.
"  Alors sir Menavon acheta cet appartement, en espérant pouvoir apporter à son fils une existence presque normale. John ne pouvait rentrer en Angleterre, car ce pays comporte en anglais la lettre proscrite, sa capitale aussi, et cette lettre est beaucoup plus courante en anglais qu'en français.
"  Sir Menavon ayant beaucoup contribué financièrement aux Frères Hospitaliers, nous fûmes volontaires pour assister son fils, lequel voulut se faire naturaliser et changer son nom. Il conserva néanmoins son patronyme qu'il souhaita franciser par un accent aigu, et en nasalisant la syllabe finale, mais choisit pour prénom Lor, par opposition au titre qui lui revenait naturellement.
"  Voici sept ans que ce système fonctionne, et monsieur Ménavon va maintenant aussi bien que possible, bien que sa vie se limite à cet appartement. Nous évitons son prénom, qui ressemble à une gageure, et qui pourrait aisément réveiller ses souvenirs. Il ne voit que nous, et passe ses journées à lire, sa passion."
- Mais comment cela est-il possible, même si la lettre D est moins abondante en français qu'en anglais, on va quand même en trouver par centaines dans le moindre livre. Est-ce que vous les raturez?
- Non, ce ne serait pas une solution, car monsieur Ménavon restituerait les mots corrects, ou les phrases, au cas où ce seraient les mots que nous aurions raturés. Alors nous connaissons ses auteurs favoris, et nous récrivons leurs oeuvres en remplaçant les mots litigieux par certaines équivalences moins problématiques. Ensuite, le nouveau texte passe chez l'imprimeur, lequel n'en fabrique un livre qu'en un seul exemplaire. Vous voyez, tous les livres qui sont ici, au moins une centaine, ont ainsi subi nos corrections.
  Il montra les rayonnages de la bibliothèque, effectivement bien remplis. Les frères avaient même eu à coeur de varier les reliures, comme dans une bibliothèque normale. HV s'approcha et consulta quelques titres.
- Tiens, votre ami apprécie Zola, décidément on ne parle que de lui, ces temps-ci... Ah, d'accord, Une morte et son voeu, Conquérir Plassans, Le guérisseur Pascal, Les Halles, Comment fauta l'abbé Mouret... Mais qu'est devenu le Paradou? L'Edenou, ça n'irait pas.
- Voyez vous-même.
  Frère Laurent sortit le livre, le feuilleta rapidement, et le tendit à HV, en lui indiquant un passage. HV commença à lire:
– Voici l'Olympou, continua le carabin, en montrant la muraille. Ses larges prairies sont traversées par trois ou quatre ruisseaux, je crois.
  C'était comme une forêt vierge, une futaie immense, sous un soleil éclatant. En un éclair, le prêtre saisit nettement, au loin, certains éléments plus précis : une large fleur jaune sur une pelouse, en son exact milieu, un bouillonnement aqueux sinuant parmi les hautes pierres, un arbre colossal et les oiseaux, par centaines, tournoyant autour; le tout noyé, égaré, flambant, en une telle verte profusion, une telle luxuriante végétation, que l’horizon entier n’était plus qu’un épanouissement.
- Mais c'est extraordinaire, on jurerait du Zola! Comment faites-vous?
- Voyez-vous, ayant passé sept ans à assister monsieur Ménavon, nous avons trouvé certaines techniques pour ne jamais prononcer la lettre fatale, et mieux, pour ne jamais employer un seul mot la contenant, car elle est parfois muette. Au commencement, ce n'était pas facile, mais peu à peu nous nous y sommes habitués, et maintenant c'est automatique, notre lexique personnel a aboli tous les mots prohibés.
- C'est fabuleux. Mais pourquoi n'utiliseriez-vous pas ce talent pour créer de nouvelles oeuvres, au lieu de réécrire des romans existants. Je suis sûr qu'il y aurait des amateurs, peut-être même un immense succès à la clé.
- Nous n'y avons pas pensé un seul instant. Je crois que l'imagination nous manque, c'est essentiel pour un romancier, non?
- Non, c'est un grand débat. Les uns méprisent toute entrave à la liberté d'écrire, mais c'est un leurre. Chacun a ses limitations, et celui qui en est conscient peut les choisir, et découvrir ainsi que ces limitations peuvent être source d'une autre liberté, une liberté plus vraie car complètement assumée...
- Je crains que ce ne soit un peu compliqué pour nous. Notre vocation nous porte à soigner les autres, et non à chercher une quelconque gloire personnelle.
- Songez-y néanmoins. Quant à nous, vos révélations ont été tout à fait éclairantes, et nous n'avons pas besoin de voir monsieur Ménavon, que d'ailleurs vous ne nous auriez sans doute pas laissé voir.
- Effectivement, et surtout lui parler. Je vous souhaite un bon retour, messieurs les enquêteurs.

  Sur le chemin du retour, HV me confia:
- Alban, j'ai préféré ne pas parler à ce brave frère de la menace qui pèsera sur Lor Ménavon, demain. Je vais m'assurer avec Seurcé qu'une surveillance constante et discrète soit effectuée, dès ce soir minuit, par plusieurs hommes. Ainsi le comportement des occupants de l'appartement sera normal, et n'alertera pas notre Tueur, afin que nous puissions enfin l'alpaguer.

  Hélas, le Tueur déjoua encore ce plan. Vers 10 heures du matin, frère Ernault trouva Ménavon mort dans la bibliothèque, les doigts crispés sur un livre qui n'aurait certes pas dû s'y trouver, Lorna Doone, de Richard Doddridge Blackmore. On imagine l'effet qu'avaient pu produire ces mots, sur un homme sevré de lettres D depuis sept ans, pour oublier le tragique destin de la pauvre Lorna.
  Personne ne comprenait ce qui avait pu se passer. Seurcé avait un homme surveillant le palier, un autre posté dans la cour observait les fenêtres du premier. Ils n'avaient rien à signaler. Le seul mouvement noté après notre visite avait été le remplacement de frère Laurent par frère Ernault, vers huit heures du soir.
  Selon leurs déclarations, Ménavon avait l'habitude d'examiner minutieusement chaque matin tous les volumes de la bibliothèque, car il avait déjà lu chacun d'entre eux de nombreuses fois, avec l'espoir d'y trouver un nouvel ouvrage, les frères lui laissant la surprise chaque fois qu'un autre unique texte était imprimé à son intention...
  Personne ne comprenait comment le roman avait pu être introduit dans la bibliothèque. Le soir, en passant par une fenêtre, avant que la surveillance ne fut mise en place? mais les huisseries ne montraient aucun signe d'effraction. Avant notre visite, lorsqu'un livreur avait apporté des ingrédients pour le repas du soir de Ménavon? Aurait-il pu détourner l'attention de frère Laurent afin que lui ou un complice s'introduisît dans la bibliothèque? Laurent ne pouvait assurer que c'eût été impossible, mais ce n'était guère concevable, le livreur étant un habitué de la maison, et un bref interrogatoire le mit hors de cause.
- C'est invraisemblable, conclut HV. Tout se passe comme si nous étions en face d'un mécanisme d'une implacable précision, connaissant parfaitement ses victimes et se jouant de toutes nos manoeuvres. Je ne sais comment nous pourrons sauver la prochaine personne visée. Il faudra bien envisager de ne pas la lâcher d'une semelle pendant la journée fatidique.

Aucun commentaire:

Enregistrer un commentaire