jeudi 12 avril 2018

7 - Griffe les ambiantes !


  15 février. La surveillance des héritiers potentiels de Monlorné venait d'apporter un nouvel élément. Le dramaturge Nemo Vorlan avait reçu la fameuse lettre, que nous savions maintenant équivaloir à une menace de mort imminente, le 16 février si le schéma détecté par HV continuait à être respecté. Il était né Remo Vorlani en 1851 dans une famille italienne de Nice, laquelle y était restée lors de l'acquisition définitive du Comté de Nice par la France en 1860.
  A 20 ans, il était monté à Paris, et avait régularisé sa situation en 1876. Il était devenu Nemo Vorlan, choisissant son prénom d'après le héros de Jules Verne qui venait d'enthousiasmer le public dans L'île mystérieuse.

  Il y avait du nouveau depuis son apparition sur notre liste. Vorlan venait d'être élu à l'Académie Française, où il ferait son discours de réception dans quelques semaines. Il lui avait échu le fauteuil n° 14, celui de Corneille!, celui de Victor Hugo!
  Sa nouvelle pièce, Griffe les ambiantes !, attirait le Tout-Paris à l'Ambigu-Comique depuis une quinzaine de jours. Un profond mystère entourait ce titre énigmatique, Vorlan ayant demandé à ceux qui avaient aimé sa pièce de n'en pas trahir la trame, afin que les nouveaux spectateurs pussent jouir des mêmes délicieuses surprises qu'ils avaient éprouvées. La critique théâtrale avait emboîté le pas, et saluait la première création qui marquerait le siècle. On se souvient de la formule lapidaire de Lucien Guitry: "Allez-y!"

  La lettre n'apportait pas de nouveaux renseignements, sinon que son auteur avait indubitablement aussi envoyé celle que nous avions déjà en notre possession. L'inscription sur le bristol était rigoureusement la même, l'adresse sur l'enveloppe toujours soigneusement écrite en capitales:
NEMO VORLAN
5, RUE SIMON-LE-FRANC
IVE ARRNT
E.V.

  Des arrangements furent pris avec le nouvel académicien, informé de la menace qui pesait sur lui. Il accepta la surveillance constante que préconisait HV, et il fut pris en charge par deux agents de la Sûreté dès la fin de son spectacle à l'Ambigu, boulevard Saint-Martin, ce samedi soir. Ils l'escortèrent jusqu'à son domicile où ils passèrent la nuit, sur le qui-vive. Ils furent relayés au matin par une autre équipe, et, en fin d'après-midi du dimanche 16, nous nous présentâmes chez Vorlan, dans une petite rue du Marais.
  Son nom rutilait sur une plaque de cuivre vissée au-dessus de la sonnette de l'unique appartement du deuxième étage. Je sonnai, et un homme vint nous ouvrir. Il avait environ mon âge, et dégageait une grande énergie.
- Messieurs Valmondada et Lenoirc, je présume. Je suis Victor Chalin de la Brigade Mondaine.
- Nous avons entendu parler de vous, fit HV. Je vous félicite pour vos apports essentiels à l'enquête. Si vous n'êtes pas satisfait de votre employeur, songez à venir me voir. Vous verrez que j'ai à coeur de rétribuer mes collaborateurs à la hauteur de leurs compétences.
  Chalin assura qu'il y penserait. La passation de pouvoir se fit rapidement, et nous fûmes enfin en présence du dramaturge, lequel nous accueillit dans un salon où régnait une odeur fétide qui ne semblait pas le déranger.
  Bien qu'il approchât la soixantaine, c'était un homme d'une belle prestance, à la chevelure noir de jais, une fine moustache surmontant ses lèvres gourmandes. Nous comprîmes bientôt d'où venait l'odeur, car la pièce était emplie de chats, sommeillant sur les multiples coussins et sofas du salon, certains d'entre eux nous observant avec curiosité.
- Comme je le disais à l'inspecteur Chalin, l'homme et le chat sont faits l'un pour l'autre, félins... pour l'autre, vous comprenez? dit-il en éclatant d'un rire tonitruant, un brin forcé.
  HV sourit poliment. Il n'appréciait réellement que ses propres jeux de mots.

  Nous prîmes place dans les fauteuils que nous indiqua Vorlan. Je dus écarter un matou qui dormait sur le mien, mais celui-ci revint aussitôt s'installer sur mes genoux, en ronronnant presque aussi fort que le moteur de la soixante-chevaux de HV. Un autre chat vint se frotter contre le pantalon de celui-ci, flairant ses chaussures avec suspicion...
- Je vous présente Nacci, une petite persane de deux ans. Et vous, monsieur Lenoirc, vous semblez avoir séduit Polperro, un Cornish Rex très sociable. Je vous présente encore Bastet, une charmante Mau d'Egypte, mais il y a aussi des chats de hasard, des bêtes faméliques qui traînaient dehors et que j'ai recueillies, Finette, Fibo, Gouttière, Saïda, Shere Khan, Nathaniel, Seth, Bouli, Snoopy, Freya... J'ai actuellement dix-huit petits compagnons, j'en ai eu plus, mais les voisins se sont plaints, à cause des odeurs, car leurs besoins se font sentir...
  Il ne se rendait pas compte. J'essayai d'oublier mes narines importunées pour tenter d'analyser le personnage. Son discours exubérant cachait mal une certaine inquiétude, bien compréhensible. Il savait que, malgré une protection policière rapprochée, deux personnes ayant reçu la lettre fatidique avaient subi un sort tragique. C'est tout ce qui lui avait été révélé, sinon il aurait eu bien plus de raisons de s'alarmer. Il continuait à pérorer:
- J'ai toujours été déçu par mes frères humains. Connaissez-vous un homme sans défauts? Ils sont mesquins, couards, méchants, obèses, laids, alors qu'un chat n'est que grâce et beauté. Avez-vous jamais vu un chat laid? sauf en montagne, bien sûr...
  Il rit encore, et précisa:
- Un chat laid, un chalet, vous comprenez?
  Nous accueillîmes ce nouveau calembour comme il se devait... HV tenta d'orienter la conversation vers des problèmes pratiques.
- Vous avez refusé d'annuler la représentation de ce soir, êtes-vous toujours sûr de vouloir courir ce risque?
- Sûr et archisûr. Car si je survis aujourd'hui, qu'est-ce qui empêchera votre assassin de frapper demain? après-demain? Et puis ce jour est un peu particulier. Je viens de recevoir mon habit d'académicien, et je comptais le porter pour saluer mon public ce soir. Vous ne voudriez pas que j'eusse fait travailler mon tailleur un dimanche pour rien?
"  Et puis, si je devais mourir en scène, vous savez que c'est la mort que souhaite tout comédien..."

  On sonna. C'était le souper, que Seurcé avait fait acheter au dernier moment chez un traiteur choisi au hasard. On n'aurait su prendre plus de précautions.
  Si nous fîmes honneur au repas, le dramaturge y toucha à peine, mais s'abstint de nous rebattre les oreilles de ses chats adorés, auxquels il distribua le reliquat des divers plats.

  Il fallait partir de bonne heure, car Vorlan jouait dans sa pièce, et avait besoin d'un certain temps de préparation avant d'entrer en scène. Il me fit porter le paquet contenant le nouveau costume, et sortit une petite valise en osier, à claire-voie.
- Sibsi, viens promener avec papa.
  Un long chat siamois accourut aussitôt, et entra sans se faire prier dans la valise, dont l'intérieur était douillettement capitonné. Vorlan la ferma.
- Je ne me sépare jamais de mon compagnon favori, expliqua-t-il.
  Nous descendîmes jusqu'à l'étroite rue, où un cab de la Sûreté nous attendait.

  Nous ne tardâmes pas à atteindre le Boulevard du Crime, comme on l'appelait au siècle dernier, où l'Ambigu avait connu le succès par des mélodrames sanglants, mais maintenant le théâtre offrait une programmation éclectique, allant du vaudeville jusqu'aux pièces d'avant-garde. Le cab nous déposa à l'entrée des artistes, rue de Bondy.
  Vorlan nous mena jusqu'à sa loge, où il délivra aussitôt son chat, lequel escalada une étagère pour s'installer sur le coussin qui lui était probablement assigné.
- Messieurs, comme nous en étions convenus, je dois vous prier de sortir, car j'ai besoin d'être seul avant d'affronter le public. Vous voyez qu'aucun assassin ne se cache ici. Cette porte restera fermée, et un de vos hommes la surveille. Cette autre porte donne sur les coulisses. Tout le personnel du théâtre se connaît, il est prévenu et donnera l'alerte en cas d'apparition d'un intrus.
"  Je ne peux autoriser aucun de vos hommes à pénétrer dans les coulisses. Il gênerait le travail des machinistes, essentiel pour ce spectacle.
"  Je vous ai fait réserver deux places au premier rang du parterre. Ce ne sont certes pas des places de choix, mais vous pourrez intervenir au mieux s'il se passait quelque chose."

  Seurcé lui-même était venu à la soirée. HV et lui s'entretinrent de la meilleure façon de disposer leurs hommes pour protéger le dramaturge, ou pour appréhender le criminel s'il venait à passer à l'acte, car comment empêcher un spectateur de lui tirer dessus alors qu'il était en scène?
  Ensuite, Vorlan avait l'habitude de passer le reste de la soirée dans une brasserie du boulevard, avec ses actrices et quelques personnalités venues voir le spectacle. Il n'avait pas non plus voulu y déroger, et sa protection serait difficile dans une salle bondée.

  L'heure du lever de rideau arriva. Un projecteur éclaira la partie avant droite de la scène, où se tenait Vorlan, debout à côté d'un grand cube bleu nuit, sur lequel était inscrit, en bleu plus clair, INFERNO.
  Il était étrangement accoutré, pour le haut en illusionniste, avec chapeau haut-de-forme, veste de smoking et gants blancs, pour le reste en dresseur de fauves, avec un fouet à la main, un pantalon de chasse, et de longues bottes.
- Bonsoir, mesdames et messieurs. Je tiens d'abord à vous mettre expressément en garde. Rien de ce que vous allez voir ce soir n'est réel. Nous sommes au théâtre où tout n'est qu'illusion. Rien n'arrivera aux charmantes actrices que vous allez découvrir dans un instant. Elles jouaient les mêmes rôles hier et les joueront encore demain. Tout ce que vous verrez sera factice, je le répète car les premiers soirs certains spectateurs courageux ont tenté de venir en scène secourir mes ambiantes, mais personne ne courra le moindre danger, je vous le promets.
"  Je peux maintenant vous présenter mes ambiantes."
  Il étendit son bras tenant le fouet, et la scène s'éclaira progressivement. Le décor représentait une ruelle qui semblait se perdre au fond de la scène. Le pavé de la chaussée brillait, comme s'il venait de pleuvoir. Sur chacun des trottoirs, deux jeunes femmes se tenaient, habillées de vêtements outranciers. On devinait des dames de petite vertu.
  Vorlan vint se placer à côté de la première, sur le trottoir de droite.
- Je vous présente Ornella, qui vient de mon beau pays, l'Italie.
- Buenasera, signore e signori.
  Brefs applaudissements. Vornan fit quelques pas.
- Et voici Vraneska, une Serbe à la langue acerbe.
- Dober večer, dame in gospodje.
  Il passa à l'autre trottoir.
- Erica vient de Berlin, où elle a perdu son berlingue, si j'ose me permettre.
- Guten Abend, meine Damen und Herren.
- Lolita, enfin, est an-glaise, mais aussi bien en chair.
- Good evening, ladies and gentlemen.
  Les accents des dames étaient volontairement forcés. Je ne tenterai pas de les retranscrire, ni d'attribuer telle ou telle réplique à telle ou telle. Vornan revint se placer à côté du cube bleu, et la pièce proprement dite commença.

  L'une des dames sautillait maladroitement sur les cases d'un jeu de marelle à demi effacé, sur le trottoir.
- Pollop. Je n'arriverai jamais au ciel.
- C'est à cause de tes péchés. Seul l'enfer nous est promis.
- Mais d'abord il faut attendre, ça fait une heure que nous sommes là, et il n'arrive pas.
- Tu as vu les filles en face, peut-être savent-elles quelque chose. (plus fort) Oh les filles, vous attendez quelqu'un?
- Oui, nous attendons Paulo.
- Tiens, nous, nous attendons Popaul. A quoi il ressemble, votre Paulo?
- Nous ne savons pas. Le rendez-vous a été pris pour nous.
- Pareil pour nous.
- Dites-donc, si votre Popaul est aussi notre Paulo, il doit avoir un sacré tempérament, pour avoir besoin de quatre filles.

  Ce laïus continua pendant vingt bonnes minutes, parsemé de calembours et de propos graveleux. Le public riait volontiers, mais on sentait qu'il attendait autre chose. L'une des filles commença à chanter, sur l'air de la chanson de Mayol:
- Allez, viens Popaul, viens Popaul, viens...
  Les autres entonnèrent à leur tour le refrain, et un projecteur revint sur Vorlan, toujours debout à côté de son cube. Il chantonna aussi Viens Popaul en trifouillant quelque chose du côté caché du cube.
  Il en sortit un tigre! Un tigre énorme qui vint d'abord sur le devant de la scène, d'une démarche souple, la gueule vers le public. Vornan lui intima, en faisant claquer son fouet:
- Regarde ces femmes, ce sont des pécheresses! Vas-y, griffe les ambiantes!
  La terrifiante bête se dandina vers la première fille, Ornella, laquelle, loin de s'enfuir, semblait fixée à son coin de trottoir comme un bigorneau à son rocher. Il s'immobilisa devant elle, feulant doucement.
- C'est vous, monsieur Popaul? (en aparté) L'auteur n'avait pas dit qu'il avait mis un tigre dans sa pièce. (lentement et délicatement) Mais c'est un joli tigre, ça, un beau petit titigre, hein?
  Le tigre poussa un rugissement rageur et lança sa grosse patte, arrachant une partie des vêtements d'Ornella. Elle hurla, on voyait une traînée de sang couler sur sa peau blanche.
  La salle s'était dressée, frémissante. Je jetais un oeil vers HV, lequel avait la tête à demi tournée vers la salle, aussi attentif à ce qui s'y passait qu'à ce qui se passait sur scène, où Ornella sanglotait, appelait à l'aide, mais ses compagnes semblaient tout aussi tétanisées. Vorlan marcha rapidement vers le groupe et leva son fouet. Ornella disparut, comme par magie.
- Il n'y a pas d'Ornella!
  Le tigre gardait la patte levée et semblait étonné, d'autant qu'on continuait à entendre les gémissements de la demoiselle.
- Il n'y a pas de tigre!
  Un autre mouvement de fouet, et le tigre disparut mystérieusement à son tour.
- Je vous l'avais dit. Rien de ce que vous verrez ici ce soir n'est réel. Je vous donne rendez-vous au prochain tableau.
  Baisser de rideau. Tonnerre d'applaudissements.

  Je passe sur la suite du spectacle. Ce furent grosso modo des variantes sur le même thème, parfois très inventives. Dans le dernier tableau, quatre tigres s'acharnaient sur les demoiselles, dénudées à la limite de la décence, ensanglantées. Ils semblaient prêts à les dévorer, dans un concert de hurlements sauvages, lorsque Vorlan intervint:
- Il n'y a plus de tigres!
  Les bêtes disparurent, en un clin d'oeil.
- Il n'y a plus d'ambiantes!
  Les demoiselles disparurent également.
- Et moi je n'existe pas, je ne suis personne...
  Et il disparut du centre de la scène, tandis que sa voix continuait à marteler, de plus en plus lointaine:
- je ne suis personne... je suis Nemo... je ne suis personne... Nemo... personne...

  Baisser de rideau. Applaudissements nourris. Acclamations "Ne-mo, Ne-mo..."
  Soudain, HV se leva en grommelant "S'il n'était pas là, où était-il?". Il grimpa sur la scène et passa derrière le rideau, je le suivis. Les quatre demoiselles étaient là, alignées pour saluer le public, mais la place visiblement réservée à l'acteur-dramaturge en leur centre était vide.
- Où est Vorlan? clama HV.
- Il devrait déjà être là, je ne comprends pas... fit l'une des filles.
- Il devait se changer dans sa loge, fit une autre.
- Menez-y moi, c'est très important.
  Ornella nous guida parmi le dédale des coulisses. Elle ouvrit une porte, derrière laquelle nous découvrîmes un macabre spectacle. Vorlan gisait sur le dos, dans l'habit vert d'académicien, largement taché de rouge car l'épée, son souvent risible accessoire, était fichée dans son ventre, jusqu'à la garde. Le chat siamois du dramaturge lapait paresseusement le liquide écarlate...

  L'enquête n'apporta aucun éclaircissement. En fait, Vorlan n'était sur scène que pendant le premier tableau, et les actrices n'y apparaissaient que pour le salut au public, après le spectacle.
  Tout était trucage, reposant sur un nouveau procédé de cinématographie en couleurs, inventé par un certain Luca Fellin, financé par Vorlan qui avait tant aimé un roman de Jules Verne, Le château des Carpathes, qu'il avait souhaité lui donner une pleine réalité en améliorant les techniques envisagées dans le livre. Toutes les illusions reposaient sur le nouveau procédé associé à des jeux complexes de miroirs, et sur une synchronisation des sons enregistrés et reproduits avec une qualité optimale.
  Ainsi les spectateurs de l'Ambigu n'avaient assisté qu'à une séance de cinématographe amélioré, ce que les journaux interprétèrent comme une nouvelle étape vers la disparition à court terme de l'art dramatique.

  On ne savait comment le tueur avait pu s'introduire dans la loge, mais il avait pu profiter de l'agitation provoquée par la découverte du crime pour s'éclipser discrètement.
  Y avait-il eu crime d'ailleurs? Selon les premiers constats, Vorlan aurait pu s'infliger lui-même le coup mortel, mais pourquoi aurait-il choisi une mort aussi atroce?

- C'est étrange, commenta HV quelques jours plus tard. Si Vorlan nous avait dit qu'il n'était pas en scène, nous aurions pu le protéger bien plus efficacement. Dans cette affaire, on dirait que les victimes se font les complices consentants de leur assassin.

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